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Les maux sous les mots

Edito Michel Lemaire, DSR et RS FO Matmut et Nathalie Houllier, Secrétaire du Syndicat des Assurances, du Courtage, de l'Assistance et des Agences de Paris, salariée d'Allianz Partners France, ex Mondial Assistance

Les mots ont un sens, les mots ont un pouvoir. Depuis plusieurs décennies, les dirigeants d’entreprises utilisent un nouveau champ lexical, le répètent au besoin pour gagner leur bataille idéologique au détriment du salarié.

Le “Salarié " devient “collaborateur”.

Depuis assez longtemps maintenant, les entreprises de l’Assurance, remplacent le mot “Salarié” par “Collaborateur”. Le terme s’est installé dans les consciences avec tout ce qu’il véhicule. Ce changement de mot n’est pas innocent. Un salarié vend sa force de travail que l’entreprise achète à profit. Le mot “collaborateur”, en revanche, efface le lien de subordination du salarié envers son employeur, et suggère un intérêt commun, un co-entreprenariat et une responsabilité conjointe avec la direction et les actionnaires de l’entreprise, masquant ainsi les divergences entre la recherche du profit à tout prix d’une part, et le travail au profit de l’Humain, d’autre part. Partant de ce principe, les textes et accords insistent sur des notions de “co-construction”, “d’ADN commun”, de “culture d’entreprise”, “d’engagement”, de “confiance réciproque”, “d’autonomie” et de “reconnaissance” !

Effacer le mot “salarié” n’est pas sans conséquences. En effet, le Code du Travail reconnaît et protège uniquement les salariés. Le salarié est une personne physique liée à un employeur par la conclusion d’un contrat de travail et par une relation de subordination permanente. Le terme “collaborateur” est inconnu en droit du travail.

Le “collaborateur” reçoit de la “reconnaissance”.

La “reconnaissance” est un mot qui décale insidieusement la relation de travail. Le salaire devrait s’entendre, non plus comme un dû contractuel pour le travail effectué, mais comme une marque de reconnaissance individuelle dont l’évolution ne dépendrait que du “collaborateur” et de sa capacité à la mériter. Les entreprises transfèrent donc de plus en plus de responsabilités sur les salariés élevés à la “dignité” de “collaborateurs”, supposément “autonomes” et clairement en compétition pour l’obtention de la fameuse “reconnaissance”.

Dès lors, c’est un engagement personnel total et permanent qui est exigé des “collaborateurs”, une mobilisation de toute la personne au service de l’entreprise, une identification à elle, un cautionnement de ses stratégies. En résumé, le collaborateur “méritant” adopte un comportement “corporate” ou “comportement d’entreprise”.

À la Matmut, les évolutions et les augmentations salariales n’existent que sur le papier. Dans la pratique, elles sont quasi-inexistantes.

La “reconnaissance” s’obtient par le “comportement”.

Cela a introduit, dans le monde du travail, l’évaluation comportementale à la limite de l’illégalité. À force d’être pratiquée envers et contre tout, elle constitue désormais au moins la moitié des objectifs et appréciations professionnelles d’équipe et individuelles. Mais du comportement “corporate” à la personnalité “corporate”, la frontière est ténue et les entreprises la franchissent avec l’introduction des “soft skills” (les “savoirs être”) par opposition aux “hard skills” (les “savoirs faire” concrets directement utiles à l’exécution du travail).

Du “comportement” à la personne elle-même.

Les “soft skills”, ou “savoirs être”, de par l’imprécision de cette notion, ont permis le glissement de l’évaluation déjà abusive du comportement, à celle de la personnalité. En effet, les qualités et dispositions naturelles exploitables, telles que la sociabilité, la capacité à convaincre, à accepter et faire accepter le changement, à prendre des risques, à innover, l’adaptabilité ou le “leadership”, sont transformées en “attitudes attendues”, en objectifs professionnels obligatoires. Ces “soft skills” standardisés, formatés en conformité avec les besoins de l’entreprise et régulièrement évalués, dépassent de très loin le périmètre du “travail” et les obligations contractuelles des salariés. Tous les salariés sont concernés, cadres et non cadres…

La personne individuellement responsabilisée.

L’entreprise étend son contrôle sur l’esprit et la façon d’être du “collaborateur”. Elle envahit son espace mental. L’entreprise n’évalue plus seulement la quantité et la qualité du travail mais aussi les qualités personnelles mises en œuvre pour le réaliser. Ces objectifs immatériels protéiformes et les évaluations individuelles subjectives qu’ils entraînent dans ces entreprises où les salariés sont contraints de se réadapter continuellement aux restructurations incessantes et aux mutations des métiers, créent un environnement de travail incertain, précaire et anxiogène.

Les salariés devenus “collaborateurs responsabilisés” et supposément “estimés” sont englués dans un entremêlement malsain de l’intime et du professionnel tout en jouant les funambules “Agiles” à des postes de travail et dans des métiers devenus instables, changeants, sans garantie d’avenir. Le Risque Psycho-Social s’en trouve décuplé.

De la responsabilisation à la culpabilisation.

Le “collaborateur” ainsi savamment conditionné, ressent son épuisement nerveux, ses difficultés professionnelles, comme un échec personnel dû à une insuffisance de son propre caractère autant qu’à l’effet de pressions extérieures. Les DRH exploitent cette fragilité pour se dédouaner. Le cas échéant, elles dégainent l’arme de “l’insuffisance professionnelle” qui peut s’abattre à tout moment sur n’importe qui.

Au final, les entreprises reportent sur le salarié la responsabilité de son “employabilité”. La “non employabilité” est brandie comme une sorte de “maladie” du “collaborateur” qui n’a pas été assez “responsable”, ni suffisamment “co-constructeur” de sa carrière, pour s’en prémunir.

L’entreprise est bienveillante.

Depuis quelques années, le concept de bienveillance est à la mode dans les entreprises, mais sans que l’on sache ce qu’il recouvre exactement. Contrairement à ce que l’on croit, c’est une notion assez ancienne du rapport à l’autre, dont le sens a sensiblement évolué au fil du temps. Aristote disait qu’était bienveillant celui qui « souhaitait faire le bien de l’autre ». Plus près de nous, Thomas d’Aquin en proposait une déclinaison autour de la « volonté de faire le bien de l’autre de manière désintéressée ». Kant évoque lui un « devoir d’humanité ». Appliquée à l’univers du travail, la bienveillance implique une adhésion pleine et entière à vouloir faire le bien d’autrui. La principale caractéristique de la bienveillance est de placer l’humain avant tout. Les compagnies d’assurances, dont la Matmut, placent-elle le salarié avant tout ? Non, les entreprises ont arrêté de faire attention aux salariés (les arrêts de travail, burn-out et les licenciements augmentent). D’ailleurs, Julia De Funès, philosophe en entreprise, met en garde face aux faux-semblants de la bienveillance, car « la vraie mission de l’entreprise est de créer davantage de performance. Avoir un cadre de travail sympathique, c’est agréable, mais cela reste souvent un artifice ». La bienveillance est l’outil sympathique pour rendre les salariés plus rentables.

Du “collaborateurs culpabilisé” au “syndicat responsable”.

Les camarades qui défendent les salariés tombés dans ce piège mortifère doivent eux-mêmes lutter contre ce conditionnement. Cette combinaison, voire fusion inconsciente du travail et de la personne, des intérêts des travailleurs avec ceux des actionnaires, invite les syndicats à accepter le titre de “partenaires sociaux” supposément “co-responsables”, voire “cogestionnaires”, et donc soucieux de ne pas gêner les plans de l’entreprise quels qu’ils soient. Tout syndicat qui entrerait dans ce “partenariat” adopterait une position antinomique avec la défense des droits et des intérêts des salariés.