L’intelligence artificielle sous le prisme du droit du travail
L’omniprésence de l’I.A.
I.A. Deux lettres faisant partie de notre quotidien et que nous entendons régulièrement depuis 2022 avec l’avènement de ChatGPT.
L’intelligence artificielle peut simplement se définir comme un domaine de l’informatique qui cherche à créer des systèmes capables de réaliser des tâches qui nécessiteraient normalement l’intelligence humaine. Beaucoup d’articles ont été écrits, les médias s’en emparent. L’Europe et les États-Unis légifèrent sur l’intelligence artificielle (I.A.).
Nous côtoyons l’I.A. quotidiennement dans la vie privée : reconnaissance faciale et détection d’images, assistants vocaux ou textuels comme Alexa, Siri ou Gemini, sur le téléphone, l’ordinateur…
Dans le monde du travail, l’I.A. est déjà présente : cela peut aller du fonctionnement des logiciels pour les livreurs de plateforme à l’aide rédactionnelle en journalisme, l’analyse des images médicales (IRM, scanners)…
Aussi spectaculaire qu’elle semble paraître, l’I.A. n’est en fin de compte qu’une continuité logique dans le développement de l’informatique qui a commencé à prendre de l’importance à partir des années 50. Mais alors, pourquoi autant d’affolement pour une vieille notion ?
Il y a la peur bien connue du remplacement de l’homme par la machine. L’homme serait dépassé par le progrès technique et deviendrait obsolète. La machine est de plus en plus intelligente et autonome. Si la presse en parle autant et qu’il y a de l’affolement, c’est parce que l’I.A. apporte une nouveauté : pour la première fois, l’informatique ne menace plus seulement les travailleurs peu qualifiés, mais aussi les cols blancs, comme les médecins, journalistes, juristes, comptables, RH. Aujourd’hui, l’ensemble des catégories sociaux-professionnels est concerné par le risque de disparition de son métier.
Selon l’OCDE, l’I.A. touchera quasiment tous les secteurs d’activité et toutes les professions mais, à ce jour, elle influe davantage sur la qualité du travail. L’OCDE évoque « la forte incertitude qui entoure les effets actuels et surtout futurs de l’I.A. sur le plan de l’emploi » (OCDE, Intelligence artificielle et emploi, perspectives de l’emploi 2023, 11 juillet 2023).
Selon une étude menée par des chercheurs d’OpenAI, d’Open Research et de l’université de Pennsylvanie, 80 % des emplois risquent d’être affectés par l’I.A. générative (https://arxiv.org/abs/2303.10130, https://lesjoiesducode.fr/intelligence-artificielle-emploi-voler-jobs-etude-openai).
Beaucoup d’articles ont été écrits sur la disparition des métiers à cause de l’IA. Pour aller plus loin sur la disparition des métiers : https://www.rolandberger.com/fr/Insights/Publications/L-impact-de-l-IA-g%C3%A9n%C3%A9rative-sur-l-emploi-en-France.html?btc=FR,
Dans cet édito, nous nous pencherons sur les interrogations que pose l’I.A. au regard du droit du travail et sans réponses à ce jour.
Les avantages de l’I.A. selon l’employeur
Pour l’entreprise, l’I.A. est le prophète, l’outil qui arrangera tout. L’I.A., c’est la promesse d’augmenter la productivité des salariés, de limiter les embauches puisque les salariés seront plus productifs. D’ailleurs la Matmut utilise le terme de “conseiller augmenté”, “juriste augmenté”.
Certains même prétendent investir dans l’I.A. dans l’intérêt des salariés : les tâches plus fastidieuses ou les tâches sans haute valeur ajoutée sont effectuées par la machine. Le salarié ne se concentre que sur des tâches soit disant intellectuellement compliquées.
L’employeur indique parfois que l’I.A. permet d’assurer l’employabilité du salarié (et de ce fait, de remplir son obligation légale).
Pour l’entreprise tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais est-ce que le droit du travail est adapté à l’I.A. ?
L’I.A. et le contrat de travail
L’I.A. bouleverse et change les métiers. Cependant, dans le code du travail, il n’y a pas de définition légale de la notion d’I.A. Le législateur n’a pas encore adapté le code du travail à l’I.A.
Il ne sera pas développé davantage ici de l’obligation faite à l’employeur d’assurer l’adaptation du salarié à son poste de travail et donc son employabilité, et des licenciements économiques pour mutation technologique. En effet, le code du travail répond déjà à cette question à travers l’article L1233-3. Selon le ministère du travail, l’I.A. peut-être une cause de licenciement pour motif économique, puisqu’interrogé, dans le cadre du projet de restructuration mené par la société Onclusive France basé sur l’intégration d’une I.A. au sein de l’entreprise, le ministère a estimé que celui-ci s’inscrivait dans un projet de mutations technologiques via l’automatisation des tâches manuelles et l’intégration de nouveaux algorithmes modifiant ainsi ses prestations intellectuelles (ministère du travail, réponse ministérielle n° 12062, JOAN 19 décembre 2023). La Cour de cassation n’a pas encore rendu de décisions sur ce point. Pour plus d’explication, confère l’article de FO CADRE “L’intelligence artificielle : Un motif valide de licenciement en droit français ?”
Alors que les employeurs voient en l’I.A. un moyen d’assurer l’employabilité des salariés, l’I.A. peut, au contraire, créer une déqualification du salarié.
Quid du lien de subordination
Le contrat de travail existe dès l’instant où une personne (le salarié) s’engage à travailler, moyennant rémunération, pour le compte et sous la direction d’une autre personne (l’employeur).
L’employeur doit fournir un travail au salarié et lui donner des ordres.
Lorsque la machine donne le travail au salarié, elle (la machine) lui indique à quel moment et comment réaliser la tâche. L’employeur a-t-il encore son pouvoir de direction ou a-t-il délégué ce pouvoir à la machine ? Est-ce une nouvelle forme de lien de subordination ? Le salarié a-t-il un lien de subordination envers la machine ? Le salarié peut-il désobéir à la machine sans encourir une sanction ? Qui commande dans l’entreprise finalement ?
Selon certains chercheurs, l’I.A. aura une conscience. La question se pose même d’attribuer une personnalité juridique à l’intelligence artificielle.
La question de la délégation de pouvoir à l’I.A. se pose donc et le droit doit y répondre.
La modification du contrat de travail
Sans entrer dans la polémique pour ou contre l’I.A. en entreprise puisque cette dernière est déjà présente, il convient de s’intéresser aux conséquences de l’introduction de l’intelligence artificielle autonome sur le contrat de travail et plus particulièrement sur le métier.
Lorsqu’un salarié signe un contrat de travail, c’est pour réaliser une tâche définie. L’employeur lui a expliqué le poste et le salarié a accepté de s’engager pour réaliser ce travail.
Avec l’introduction de l’I.A., des tâches sont supprimées, le travail est dicté par la machine. Le salarié obéit aux ordres de l’I.A. qui lui fixe la cadence de travail. Le salarié perd son autonomie, sa capacité de s’organiser librement.
L’intelligence artificielle change le métier. Il y a une déqualification du salarié. Nous sommes donc en présence d’une modification d’un élément essentiel du contrat de travail pour lequel il faudrait, à mon sens, recueillir l’accord du salarié.
Prenons l’exemple du Chatbot qui renseigne le client, tâche qui auparavant appartenait au commercial. Désormais, le salarié se trouve allégé d’une tâche qui, selon l’employeur, lui allège la charge mentale (la réalité est que la machine va beaucoup plus vite dans la recherche de l’information et qu’elle est disponible 24h/24h).
Dans ce cas, le Tribunal de Grande Instance de Paris, dans son ordonnance des référés du 3 novembre 2016, n° 16/58942 a estimé que « l’outil, qui a la particularité de s’enrichir de manière continue des informations et questions transmises par le salarié et des retours sur expérience pour améliorer la pertinence de ses réponses à des questions récurrentes, va être en mesure, progressivement, de réaliser un certain nombre de tâches plus ou moins simples qui font jusqu’à présent partie du métier de chargé de clientèle (apprécier l’urgence d’un message, proposer une réponse à une demande simple, chercher une information pertinente dans une base de données); cela aura donc nécessairement une incidence sur le contenu, l’organisation et la qualification du travail du chargé de clientèle et des fonctions support ».
Puisqu’au fur et à mesure d’apprendre, l’intelligence artificielle devient autonome, le salarié ne sera qu’un accessoire de la machine. Le contrat de travail en est donc modifié, la description du contenu du travail qui est un élément essentiel du contrat de travail n’est plus respectée par l’employeur. Il faudrait, à mon sens, recueillir l’accord du salarié et en cas de refus de sa part, le salarié est en droit de refuser. Comme il ne s’agit ni d’une modification pour raison économique ni pour sanctionner le salarié, l’employeur ne pourra pas, selon une jurisprudence constante, licencier le salarié. L’employeur devra logiquement renoncer à utiliser l’intelligence artificielle, ce qu’il fera difficilement et préférera licencier le salarié . Un conflit risque de s’ouvrir et les magistrats auront à combler les lacunes de la loi qui ne prévoit rien, le temps que le législateur s’empare du sujet.
L’I.A. et les risques psychosociaux
Il est indéniable que l’I.A. soit déjà présente dans la plupart des entreprises. Cependant, les employeurs doivent avant toute intégration d’un nouvel outil, se questionner sur les effets que peut avoir l’I.A. sur la santé mentale des salariés.
L’I.A. risque de créer une surcharge mentale liée à une exigence d’attention soutenue et à la nécessité d’être connecté en permanence à des écrans et à devoir traiter des tâches en urgence ou dans un délai imposé par la machine.
Avec l’I.A., le salarié peut perdre le contrôle sur la gestion et l’organisation de sa journée de travail. Le salarié perd donc en autonomie et au fil du temps le travail à moins de sens. Le salarié entre alors en souffrance psychologique.
Pour la prévention des risque psychosociaux, le droit du travail est déjà adapté puisqu’il appartient à l’employeur, avant tout introduction d’un nouvel outil, d’évaluer les risques, y compris psychosociaux, et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés.
Nous voyons donc que l’I.A. pose encore beaucoup de questions en droit du travail. Le contentieux risque de grandir et les juges vont devoir faire évoluer le droit puisque la législation n’apporte pas les réponses.
Je ne peux pas clôre cet article sans parler de la redistribution de la richesse. L’I.A. est censée rendre les salariés plus productifs et surtout, l’I.A. va de plus en plus effectuer des actes en toute autonomie. Des économies vont être réalisées. L’entreprise devra donc redistribuer équitablement la richesse créée entre les salariés. Sera-t-il le cas ?
Pour aller plus loin sur l’I.A.
Intelligence artificielle et travail : Le plaidoyer FO-Cadres pour un dialogue social technologique : https://www.fo-cadres.fr/actualites/numerique-intelligence-artificielle/intelligence-artificielle-et-travail-plaidoyer-pour-un-dialogue-social-technologique/
Santé au travail : anticiper les évolutions à venir : https://www.force-ouvriere.fr/sante-au-travail-anticiper-les-evolutions-a-venir
Encadrement des systèmes I.A. : L’ONU adopte une première résolution https://www.fo-cadres.fr/actualites/numerique-intelligence-artificielle/encadrement-de-l-ia/
Intelligence artificielle : La nécessité d’une juste redistribution des gains de productivité : https://www.fo-cadres.fr/actualites/numerique-intelligence-artificielle/intelligence-artificielle-ia/